L’appel aux visiteurs de l’exposition du Syndicat d’Initiative sur les métiers traditionnels reidois a reçu une réponse particulièrement intéressante qui permet d’ajouter au recueil des souvenirs déjà publiés un article sur la cordonnerie.

La description de l’exercice concret de ce métier au temps des artisans fait percevoir de manière saisissante les changements intervenus dans les rapports du fabricant tant avec ses clients qu’avec sa matière première.

Au village, voici un demi-siècle à peine, tout un chacun était chaussé comme seuls quelques très rares privilégiés peuvent encore l’être aujourd’hui chez les bottiers de luxe, c’est-à-dire sur mesure, avec des cuirs individuellement choisis.

Il faut dire que le dernier cordonnier de La Reid était, nous allons le voir, quelqu’un de profondément motivé et attentif à son travail.

Louis Cajot était né à Belva le 25 octobre 1902 de parents agriculteurs, Hubert Cajot et son épouse Rosa Horbach. Il avait deux aînés, Albert et Marie, et deux cadettes, Emma et Alberte.

Après sa naissance, ses parents ont trouvé une ferme à reprendre à Banneux où ses trois sœurs sont restées domiciliées.

Un événement pénible est à l’origine de son choix professionnel : à l’âge de sept ans, il fut atteint de poliomyélite, ce qui provoqua chez lui une atrophie de la jambe et du pied gauches. Aussi, quand il eut accompli ses obligations scolaires, chercha-t-il un métier sédentaire.

On comprend qu’il ait été particulièrement sensible à l’importance de chaussures bien adaptées à la morphologie particulière de chacun.

Il trouva une place d’apprenti à la cordonnerie Laguesse de Marché.

Vers sa majorité, il aima revenir à La Reid où son frère Albert s’était établi comme marchand de charbon. Seul un Reidois, Nicolas Monville, pratiquait la cordonnerie, mais sporadiquement à titre d’activité secondaire.

Louis Cajot trouva à louer la maison et l’atelier qui avaient appartenu au forgeron Adolphe Cortin. Ce n’est qu’en 1930, après dix ans de travail indépendant, qu’il put acheter sa première machine destinée à la finition, c’est-à-dire au ponçage et au cirage des cuirs assemblés.

Après quinze ans, il put acheter sa maison (l’actuel n°43 de la rue du Chenal), assez grande pour y installer son atelier.

Il ne se maria qu’à l’âge de quarante ans et en pleine guerre (le 10 avril 1943) en épousant Céline Maréchal, de deux ans sa cadette.

Née à Battice le 12 octobre 1904, elle n’avait pas connu sa mère, morte en couches, et avait été élevée par une sœur aînée. Lorsque celle-ci fut nommée institutrice à La Reid, elle l’y suivit tout naturellement.

Les épreuves traversées durent rapprocher cet homme et cette femme dans leur maturité. Un enfant vint combler leur union, Louisette Cajot devenue l’épouse de Jean-Marie Remacle, lui-même fils de cordonnier.

Aujourd’hui les artisans cordonniers se bornent à réparer les chaussures. Louis Cajot mettait tout son savoir-faire à les fabriquer.

La première opération consiste à choisir les cuirs selon les besoins du client; bottines de marche ou de travail extérieur, molières pour «cols blancs», sandales d’été, souliers d’écoliers, etc… L’artisan avait un rapport très physique avec sa matière noble.

Lorsque le marchand de cuir Simonis de Liège faisait sa tournée mensuelle, plus que la vue, c’est le toucher qui guidait le choix de Louis Cajot.

Apparemment aussi l’ouïe, car le dicton populaire ironisait sur les chaussures neuves qui crissaient, proclamant qu’elles n’étaient pas payées. Dans les campagnes wallonnes, on préférait donc ne pas se faire remarquer par la nouveauté de ses richesses vestimentaires.

La seconde opération de ses fabrications personnalisées consistait à tracer le contour des deux pieds nus du client mis à plat sur une feuille blanche. A l’aide d’un compas spécial fait d’une réglette à deux butées mobiles, il mesurait la pointure de la future chaussure et retirait de sa série de formes en bois, la paire correspondante. Il y indiquait à la craie l’emplacement exact de toutes les particularités morphologiques des pieds du client afin de modeler l’empeigne de telle sorte qu’elle ne comprime pas les parties sensibles et se plie exactement à la base des orteils. Lorsque la mesure était intermédiaire entre deux pointures classiques, il prévoyait l’extension de la forme inférieure par le façonnage de la pièce arrière de la tige, le «cou de pied».

L’assemblage des différentes parties de la tige se faisait sur la forme en bois sous laquelle se rabattaient les excédents de cuir destinés à la fixation des semelles. L’espace laissé vide, au milieu de ces languettes rabattues, était comblé par une pièce de cuir raboutée en biseau.

Le cuir épais des semelles était mis à tremper dans l’eau, puis battu au marteau sur un gros galet rond de la Hoëgne jusqu’à ce qu’il devienne extrêmement dur. Dans l’industrie de la chaussure, ce compactage du cuir des semelles se fait à l’aide d’une presse à rouleaux progressivement resserrée à chaque passage. Le semelage comportait d’abord un collage à l’aide de la colle «Saint-Crépin», du nom du patron des cordonniers. Ensuite les semelles des molières étaient clouées et celles des bottines de campagne cousues ou fixées par de petites chevilles de bois dur pour éviter la corrosion du métal.

Par contre, les semelles exposées à une forte usure étaient pourvues sur toute leur surface de grosses têtes de clous saillantes et, aux extrémités, de plaquettes de fer.

Louis Cajot avait acquis une dextérité stupéfiante dans le clouage. Il choisissait la taille convenable des clous dans son tourniquet à casiers, en prenait une poignée qu’il mettait en bouche et les faisait ressortir un à un, la pointe vers l’avant. Il attrapait alors le clou sous sa tête avec une pince spéciale et le fichait directement dans le cuir à l’endroit voulu. Le martelage des clous se faisait sur le «pied de fer».

Les coutures comportaient trois phases marquage des points à l’aide d’une roulette à piquer, percement des trous à l’aide d’une alêne et passage du fil poissé à l’aide d’aiguilles faites de soies de sangliers. L’étroite partie de la semelle dépassant de l’empeigne était striée par une roulette à faux points et sa tranche lissée à la cire.

Si Louis Cajot pouvait réaliser des chaussures de cuir fin et souple, notamment, par nécessité, pour son propre usage, il ne faisait pas d’escarpins ou de chaussures féminines à hauts talons. Il avait fait une paire de souliers d’écoliers pour sa fille Louisette, mais celle-ci les trouvait trop masculins et n’osait pas les mettre pour aller à l’école.

Son habileté dans le travail du cuir lui amenait des clients désireux de faire garnir des fauteuils, confectionner un soufflet ou un sac de peausserie, réparer des vestes de cette matière ou des harnais pour chevaux. Il travaillait non seulement pour les habitants de La Reid, mais aussi des villages voisins où il n’y avait pas de cordonnier. Il pratiquait des prix très modestes qui ne l’enrichissaient guère, mais lui attiraient une fidèle clientèle.

Pendant la période de guerre 40-45, l’approvisionnement en cuir fit défaut, mais, plutôt que d’utiliser les ersatz de mauvaise qualité fournis par l’occupant, il se débrouillait en fabriquant des semelles de bois ou de vieux pneus. Une action de la résistance eut son atelier pour théâtre. Les militaires du poste d’observation installé par la Wehrmacht, à l’endroit du futur monument au maquisard inconnu, le réquisitionnaient régulièrement pour réparer leurs bottes d’uniforme. L’officier qui les commandait vint un jour apporter les siennes. Pendant qu’il attendait avec d’autres clients assis dans l’atelier, il offrit une tournée de schnaps de la bouteille qu’il avait amenée. Il se servit lui-même largement à plusieurs reprises de sorte qu’il commença à donner des signes d’ébriété. Un résistant présent dans le public en profita pour sortir de sa gaine le revolver qu’il portait à la ceinture. L’officier s’en alla sans se rendre compte de cette subtilisation, mais le lendemain, la gestapo vint enquêter à La Reid, menaçant d’incendier le village si l’arme n’était pas rendue. Le secrétaire communal Deby intervint en dénonçant la faute de l’officier qui s’était enivré pendant le service. L’arme ne fut jamais retrouvée, mais les représailles ne furent pas exercées.

Louis Cajot cessa ses activités professionnelles en 1967 à l’âge de soixante-cinq ans. Les facilités de transport permettaient déjà aux Reidois de fréquenter les marchands de chaussures des villes voisines, mais plus de trouver à coup sûr des chaussures qui ne les feraient pas souffrir.

Comme son souvenir, des chaussures fabriquées par lui sont encore en bon état aujourd’hui. Il fut le dernier cordonnier de La Reid.

Sa fille et son gendre, très attachés aux souvenirs du passé ont conservé tout son matériel professionnel. Il poursuivit une vie paisible dans sa maison de la rue du Chenal, cultivant son jardin, se promenant à moto, peignant le soir des tableaux à l’huile sur toile.

Le petit cordonnier au grand cœur devait décéder le 16 décembre 1980 au Home Franchimontois de Theux.

Céline, son épouse, vécut onze ans son veuvage.

A.Andries.

Pays de Franchimont 673 décembre 2002

Retour en haut