CHRONIQUE FRANCHIMONTOISE

Les deux Waux-Hall

A prospecter les annales de notre histoire, on trouve beaucoup d’occasions de découvrir que tout ne se déroulait pas toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes d’autrefois. C’était un peu comparable aux jeunes d’aujourd’hui qui s’aperçoivent que nous ne sommes pas nécessairement de valeur intrinsèque supérieure pour la seule raison que nous sommes les vieux.
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Une chose n’a jamais varié quels que soient les régimes — nous sommes tenté d’écrire « malgré » les régimes — c’est le prestige de l’argent, signe de puissance. L’histoire de la Cité des Bobelins est passionnante dans ce domaine. L’origine de son rayonnement se trouvait incontestablement dans le renom de sources minérales ferrugineuses auxquelles le vox populi attribuait toutes les vertus médicales, même celles qu’elles n’avaient pas. Nous n’en voulons pour exemple que le cas d’Alexandre Farnèse qui, rencontré à Franchimont par le Prince-évêque Ernest de Bavière, vint à Spa en 1589, puis en 1592. Il se terrait, épuisé, en notre bourg où il buvait forces d’eau minérale pour soigner son hydropisie…

Au XVIIIe siècle, on vit se développer et se propager avec frénésie une activité « parallèle », comme dirait un médecin, une passion destinée à corser les plaisirs d’une société qui avait beaucoup à dépenser et peu de travail à exécuter : la passion du jeu.

Spa venait d’entrer dans cette seconde moitié du XVIII siècle, période où les plus grands seigneurs d’Europe se disputaient l’honneur de venir semer, à l’ombre du Pouhon, leurs ducats, leurs pistoles, leurs couronnes, leurs florins et autres écus. On jouait un peu partout, mais dans la clandestinité et, par voie de conséquence, sans profit pour l’Administration avec un grand A.

Là se trouve l’explication du geste de Jean-Théodore de Bavière, Prince-évêque de Liège, qui, en 1751, canalisa ce sport et le constitua en privilège légal. Les sieurs Dubois et Alexandre Hay en furent les premiers titulaires. La justification officielle de cette décision était assez curieu­se ; elle disait notamment : « pour prévenir les abus et les disputes résultant de la liberté de donner à jouer ». En résumé, le Chef de l’Etat, par souci d’ordre, organisait donc la Banque, s’inscrivait comme l’un des principaux actionnaires et nommait Alexandre Hay Directeur général. Aujourd’hui, on dirait plutôt P.D.G.

Le succès fut tel que l’hôtel du Cornet, où Hay évoluait, demeure pourtant spacieuse, se révéla bientôt insuffisant. On y jouait, on y dansait, on y conversait, sans doute, mais on s’y bousculait. Les visiteurs étrangers devenaient si nombreux qu’il s’avéra nécessaire de trouver un local très vaste pour y organiser tous ces divertissements qui étaient un peu comme l’air que respiraient ces multitudes de Bobelins. Aucun bâtiment existant alors à Spa n’était en mesure de répondre à ces critères ; c’est ce qui fit naître l’idée de construire un local spécialement conçu en vue d’abriter et les divertissements et les jeux des Bobelins.

Ce bâtiment fut la Redoute, construite par l’ar­chitecte liégeois Digneffe. Commencés en 1765, les travaux furent terminés en 1769. Après un essai public agité, les premiers concessionnaires de la Redoute furent le bourgmestre Lambert Xhrouet, Gérard Deleau et le Dr J.-Ph. de Limbourg. Les assemblées y furent brillantes et recueillirent un indiscutable succès. L’atmosphère y était unique pour l’époque, car là, et là seulement, on voyait se côtoyer sans façons des princes, des comtes, des marchands et de grandes dames garnies de diamants. Il y avait aussi la traditionnelle nuée d’intrigants qui se faufilaient entre les tables.

Quelqu’un a dit que rien n’est plus éloquent que les chiffres. Pour ce qui regardait le budget premier de la Redoute, il n’y avait pas d’hésitation possible : les concessionnaires venaient d’investir un capital de 600.000 florins et la saison terminée, la toute première, permettait déjà de récupérer entièrement cette mise de fonds… Ce qui devait arriver arriva, la valse effrénée de l’argent éveillait les passions et suscitait fatalement des rivalités nouvelles. Dès 1770, un nouvel exploitant surgissait sur la scène spadoise, le Waux-Hall élevé par l’architecte Renoz. La troupe fondatrice était composée de Bossy, Renoz, Ogilvy et Lezaack.

L’aspect agréable de cette construction, son décor particulièrement sympathique dû à son cadre de verdure firent une telle impression que la vogue fut voisine du triomphe. Les exploitants de la Redoute en furent ébranlés et ils firent aussitôt valoir les droits que leur conférait le privilège du 20 mai 1763. Entre-temps, on ne put éviter l’intervention de l’Officier de Franchimont qui arrêta purement et simplement le banquier du Waux-Hall.

L’agitation et les interventions furent de tout premier choix. Pour sa part, le Prince-évêque tenait absolument à sauver une importante source de revenus. Finalement, tout se termina par une association en bonne et due forme. Les résultats restèrent plantureux puisque les deux maisons associées accusaient au 30 septembre 1791, après déduction de ce qui revenait aux banquiers, un bénéfice net de 360 000 florins Brabant.

Néanmoins, la situation n’était pas très claire, on sentait que l’association du Prince avec les tenanciers de jeux avait une allure plutôt anticonstitutionnelle. Disons tout de suite que cet état de choses ne fut pas sans influence sur les motifs de la Révolution Liégeoise.

Mais, le mal était fait, il devenait contagieux, ce qui se traduisit notamment par la création, le 29 juin 1784, du WAUX-HALL champêtre de Theux où l’on installa une banque de jeux clandestine.

Nous en ferons le sujet de notre prochain article, Nous aurons l’occasion d’y reparler de Melchior Fyon, à la fois instituteur, croupier et révolutionnaire.
Dans cette société finissante de la fin du XVIIe siècle, la passion du jeu – nous l’avons vu s’était emparée des seigneurs et des dames qui voulaient absolument gaspiller avec ostentation les revenus de leurs patrimoines chancelants. De nos jours, il n’est pas facile de se faire une idée exacte de la place que tenait la passion de jouer dans ce cadre de la vie en ce temps-là. Ce « sport » était tout à la fois une mode, un prétexte et un but.
Tandis qu’on invoquait le désir de prendre les eaux salvatrices, on combinait en même temps des rendez-vous politiques qui n’auraient jamais pu se tenir nulle part ailleurs. Cette concentration d’argent et d’hommes influents aboutissait à un résultat classique qui ne s’est jamais démenti, à savoir qu’en marge de ces rassemblements de nobles riches se faufilait un demi- monde interlope qui s’ingéniait à vivre aux dépens d’un snobisme faisant rage.

De l’hôtel du Cornet, d’Alexandre Hay, les foules de joueurs envahirent la Redoute, puis se déversèrent dans les salons du Waux-Hall de Renoz, puis se ruèrent route de la Sauvenière, vers le Salon Levu. Ce mouvement permanent de culottes et d’argent avait un tel prestige et donnait lieu à tant de bénéfices que les clubs s’ouvraient un peu partout. Le problème important était de tourner la loi épiscopale qui réservait son privilège aux seuls tenanciers de la Redoute et du Waux-Hall spadois. Des malins imaginèrent même d’installer un Waux-Hall à Francorchamps pour la raison fondamentale que ce village faisait partie du territoire de l’Abbaye de Stavelot et qu’en conséquence, il relevait d’un autre Etat, donc d’autres lois. Le pactole était si attirant que des hommes d’initiative aventureuse surgissaient en faisant la preuve d’une astuce dont la finesse tendait d’abord à tourner la légalité du moment.

Partant du fait que si le Prince avait bien réservé le monopole des jeux aux « Redoutables » et aux Waux-Hallistes », il ne semblait pourtant viser officiellement que le seul bourg de Spa et non ceux des environs ; deux hommes de Theux qui ne manquaient pas de cran prirent leur air le plus ingénu pour fonder le WAUX-HALL CHAMPETRE DE THEUX, sur la chaussée de Spa. Il fut inauguré le 29 juin 1784 par les promoteurs, François Demasures et Lambert-Joseph Caro et fut tout de suite envahi par tous ces Bobelins perpétuellement à la recherche de plaisirs nouveaux. L’excursion en voiture attelée ne manquait pas de charme, la compagnie était joyeuse tandis que les manants des alentours se fatiguaient sur une avoine récalcitrante.

Une création aussi bien inspirée ne pouvait pas limiter son activité aux seules fêtes bruyantes, aux seuls bals pourtant séduisants avec leurs robes somptueuses et leurs fanfreluches soyeuses. Il fallait encore des tables de jeux pour compléter la magnificence du décor. C’est pourquoi, en juin 1785, une société se forma pour y installer une banque de jeux.

Le cycle se trouvait ainsi complet, l’attrait était idéal, le succès auprès des étrangers était étonnant, presque inattendu. On excursionnait du côté de Theux avec enthousiasme ; l’engouement pour le pays de Franchimont ressemblait un peu — toutes proportions sauvegardées — à celui qu’on a connu chez nous, au XXe siècle, pour la Côte d’Azur.

Il est intéressant d’analyser rapidement le moral de l’époque. Bien entendu, l’obscurantisme et l’analphabétisme régnaient en maîtres car l’enseignement public était encore fort bas. C’est dire qu’un homme particulièrement doué, qui réussissait à s’instruire par ses propres moyens et qui ne manquait pas d’assurance, prenait vite une place de choix dans cet univers déficient. Ce fut le cas de MELCHIOR FYON qui a laissé le souvenir d’un autodidacte remuant, omniprésent, instable et un peu mêle-tout. L’autobiographie qu’il a léguée nous le montre dans trois phases de sa vie vraiment curieuse. On l’y surprend dans trois rôles aussi opposés qu’ils pouvaient l’être en ce temps de fermentation sociale.

Philippe de Limbourg a dit de lui qu’il était doué d’une intelligence ouverte, du goût de la lecture, qu’il avait acquis une instruction supérieure à la majorité de ses contemporains et qu’il était devenu instituteur. Tout d’abord, il fut employé d’administration, puis régisseur des propriétés rurales de la famille de Biolley. En 1781, on le retrouva domestique pour le Dr J.-Ph. de Limbourg, mais, en 1783, toujours pris de bougeotte, il s’en fut en France d’où il revint avec, pour tous biens, les vêtements qu’il portait. Rentré à Theux « au bout de son rouleau », il habita chez François Demasures, au Waux-Hall où il exerça l’emploi de marqueur au jeu de kraeps. Pour lui, malin comme un singe, c’était la prospérité qui revenait.

Mais, ce qui devait arriver arriva. Un mandement épiscopal du 4 août 1785 confirma le privilège de la Redoute et du Waux-Hall de Spa en précisant, cette fois, que l’interdiction était étendue à Theux. Le procureur général Fréron se rendit chaussée de Spa.

Le 5 août 1785 à 21 heures, pour signifier aux exploitants du Waux-Hall champêtre l’interdiction formelle de jouer. Les étrangers n’en continuèrent pas moins à fréquenter l’établissement de Theux où Melchior Fyon se transforma en garçon de buffet jusqu’à la Révolution de 1789.

De nouveaux événements de pareille envergure ne pouvaient rester sans influence sur Fyon. On le retrouva vite comme un révolutionnaire orthodoxe, fort agité et sévissant de tous côtés. Il devint même secrétaire communal de Theux. Au retour des Impériaux, il émigra en France avec les chefs du mouvement L.-F. Dethier et Presseux entre autres.

A Paris, il rencontra J.-J. FYON et aussi Pascal TASKIN, né à Theux en 1723, qui était devenu un célèbre facteur de clavecins et de pianos.
Période troublée, hommes d’initiative, psychologie changeante, situations paradoxales, économie chancelante, transformation violente des situations politiques, telles furent les principales caractéristiques de cette fin de l’ancien régime.

Pierre Lafagne

Pdf 1978

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