Grande séance, ce jeudi 20 février 1977, en la salle des conférences du Musée Communal de Spa. L’orateur, M.Paul Bertholet, chercheur acharné du Marquisat de Franchimont, occupait la tribune. Sa personnalité avait attiré de nombreux auditeurs parmi lesquels beaucoup d’amis theutois. La salle était comble et le sujet annoncé s’ouvrait pourtant sur un a priori de doute. Que pouvait-on bien exposer de captivant à propos d’une thèse aussi banale que des moulins ?

Mais, dès que M. Bertholet s’envola, avec son petit sourire, qui a toujours l’air de dire « Cela ne vaut pas la peine », et sa mince barbiche remuante, les auditeurs s’aperçurent vite qu’on avait affaire au dossier le plus important connu à ce jour. Ce n’est pas le sujet développé qui était banal, mais bien le vieux moulin tel qu’il exista sous l’ancien régime. En matière de moulins, l’adjectif banal était tout un poème, tout un programme, tout un aspect économique. presque une tragédie. Car, ce mot voulait dire que tout moulin relevait du Seigneur, c’est-à-dire du Prince-Evêque de Liège. En d’autres termes, le moulin dont tout le monde avait besoin pour moudre le grain dont on tirait la farine et le pain quotidien, ce moulin prestigieux était une sorte de service public avec monopole absolu. L’homme qui cultivait était tenu de faire moudre dans le seul moulin de son ban et pas dans un autre, fût-il situé à 100 mètres de sa maison.

Or, le moulin du ban se trouvait souvent établi à longue distance du domicile du cultivateur et les déplacements ne pouvaient se faire qu’à cheval ou en charrette attelée. Arrivé au moulin banal, il fallait attendre que le grain fût moulu, puis, il fallait entreprendre le voyage du retour. Ici, il faut faire un effort méritoire d’imagination pour se représenter les peines physiques et la perte de temps considérable que tout cela signifiait au XVIle siècle, représentation difficile pour nous, les gavés du XXe siècle.

Cette situation était précisément la cause du drame économique de la féodalité. Pour avoir un moulin, il fallait payer une redevance élevée, redevance qui variait tellement d’une époque à l’autre qu’elle grimpait sans hésitation de 400 florins à 1500 florins. Pas de justification à donner, pas d’excuse à présenter. Le Seigneur en décidait ainsi, c’était à prendre ou à manquer de pain. Aujourd’hui, on remplacerait sans doute ce processus par une grève de la faim pour protester contre l’inflation et la hausse des prix.

Cette description sert à montrer l’environnement, le décor dans lequel M. Paul Bertholet nous entraîna sans en avoir l’air et toujours avec son gentil sourire dans un monde féodal inhumain. Pour trouver un soulagement à tant d’efforts et de pauvreté, le cultivateur cherchait parfois à contacter l’un ou l’autre meunier plus proche de son lieu d’habitation, mais situé sur le territoire de l’autre ban. D’où violation des règlements établis, contraintes, bagarres, tricheries, combinaisons, pots de vin, tracasseries, pertes ou bénéfices anormaux, bref tout un processus qui, à vrai dire, nous rend un certain optimisme, car il nous montre que l’homme est resté pareil à lui-même quoi qu’on puisse en penser.

Cette mise au point établie, M. Bertholet — passant avec une maîtrise insoupçonnée de la qualité de professeur à la profession de meunier – nous montra une grande carte sur laquelle il désigna tous les moulins du pays de Franchimont : Verviers, Andrimont, Ensival, Pepinster, Theux, Spixhe, Jalhay, Sart, Spa, Marteau, Winamplanche. A l’aide d’une série de diapositives bien choisies, il mit en évidence de vieux
dessins parmi lesquels nous avons reconnu ceux de Cantagallina, ce peintre, dessinateur et graveur de grands personnages florentins, venu à Spa en 1612. Le conférencier nous expliqua comment fonctionnait un moulin avec ses roues, ses meules, ses engrenages à dents de bois et toutes ses petites mécaniques étalées en hauteur pour moudre le grain, monter la farine, la trier, la redescendre, en remplir les sacs. Il nous fit aussi un tableau ahurissant de cette économie féodale à tous points de vue.

En effet, on devait absolument faire moudre son grain au moulin banal, mais, on ne pouvait le vendre. Les règlements officiels n’avaient pas encore inventé la T.v. mais ils n’en étaient pas moins astucieux. C’est ainsi que les « étrangers » étaient autorisés à venir vendre en nos bourgs leur farine venue d’ailleurs, vaguement. mélangée avec un peu de tout, même des pois moulus.

Le résultat de cette situation paradoxale se traduisait par du commerce « noir », des falsifications des spéculations et finalement par le maintien d’une pauvreté généralisée.

Seules, les familles riches y trouvaient leur compte par la vente et la revente d’installations de première nécessité. Celles-ci étaient d’une complexité que nous ne soupçonnions pas avant cet intéressant exposé de M. Bertholet qui nous donna un véritable cours professionnel.

Son dossier est inestimable et sa documentation photographique originale. C’est le film saisissant d’une époque terrible où l’homme devait réellement arracher avec ténacité son pain de tous les jours.

Theux, autrefois ban principal du Marquisat, a marqué de son empreinte et de son influence des jeunes chercheurs d’aujourd’hui. Paul Bertholet est l’un d’eux. Nous l’en félicitons ainsi que Pierre Den Dooven qui vient de publier un ouvrage sur les « Mines du Pays de Franchimont ». Il y a encore de bonnes graines dans l’ombre du vieux château.
P. L.

Au Musée Communal de Spa.
A partir du 5 février 1977, s’ouvrira au musée communal de Spa une exposition originale. Elle aura pour objectif de rappeler l’activité du groupe « J’Ose » et des Cahiers Ardennais qui, de 1931 à 1940, puis de 1945 à 1975, déploya une activité littéraire, historique et folklorique dont la formule est disparue.
Dans la longue suite de ses éditions, on retrouve des noms dignes du marquisat de Franchimont : « Li Trésor du Franchimont », « Apollinaire en Ardenne », « Le Faix du diable », « La Croix Brognard », « Le Serpent du Staneux « Le dernier Seigneur de Franchimont « Le Pays de Franchimont », Le château de Franchimont « La bête de Staneux ».

PDF 2, Février 1977

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