La Porallée

Nous avons lu, il y a quelques mois seulement, un roman intitulé « LA ROSE ET LE ROSIER » (1) paru, il y a dix-huit ans déjà. Il nous faut attendre parfois bien des années et même un heureux concours de circonstances pour découvrir une œuvre romantique poignante dont l’action se déroule en notre propre pays ardennais. L’auteur descend d’une famille originaire de La Reid ; elle a encore écrit : « Le Renard à l’anneau d’or » et certains la regardent un peu comme la romancière de la région spadoise, comme la « Dame des Fagnes ».

Le décor de son livre est ici l’époque napoléonienne ; le lieu de l’action est situé sur la colline sud, Près de Desnié. Les références de l’auteur nous placent tout de suite dans l’ambiance : Henri Pirenne, Carlo Bronne, Gorges Rem, Henri Heuse et même Albin Body. La vie quotidienne de Mathî et des siens met en évidence la vie dure des fermiers ardennais d’autrefois, leurs souffrances qui étaient doubles Parce qu’elles relevaient à la fois de deux univers différents mais inséparables : celui des humains et celui du bétail qui dépendait absolument du premier. Les plus grands drames personnels ne pouvaient autoriser le paysan à s’arrêter, ne fut-ce qu’un seul jour, dans l’approvisionnement de ses bêtes, dans leur entretien, dans leur garde. On a trop souvent attribué à l’indifférence ce qui, au fond, relevait de la plus élémentaire nécessité, de la survie.

C’était plus que du labeur, c’était de la servitude pourtant acceptée avec une sorte d’enthousiasme farouche qu’on appellerait aujourd’hui « conscience professionnelle ». Ils ont peiné toute leur vie sans répit, sans congé, sans vacances, et le fruit de cet acharnement n’a profité, en fin de compte, qu’à nos gâvés du XXe siècle. Dans ce livre particulièrement bien écrit, une chose nous a surpris ; c’est que le nom de « Porallée » semble être donné à une habitation, à une ferme. On y retrouve des relents de l’histoire spadoise avec « La Maison du Chapeau Vert », rue Xhrouet, qui, après l’incendie de 1785, porta le nom d’« Hôtel d’York » et qui, beaucoup plus tard, deviendra l’Hôtel de Spa. Et puis, aussi, le Parc de Sept-Heures, la reine Hortense, le Waux-Hall, la princesse Pauline, Chapuis, Talma.

Ce qui est particulièrement émouvant, c’est la manière de vivre à la « Porallée », manière qui était celle de toute l’Ardenne d’autrefois, courage, obstination, âpreté, méfiance, travail, le tout reposant sur quelques grands principes, sans plus… Certaines scènes sont de vrais reflets de ces temps « héroïques ».

Un Mathy infaillible et un abbé Théodore — qui est assez génial pour trouver compatibles l’exercice de son latin et la manipulation de sa houe — sont deux personnages de grande allure ardennaise.

Un moment pathétique est celui où l’abbé Théodore, en pleine nuit, installé dans une charrette tirée par un cheval, accompagné d’un enfant de chœur, s’en va « porter la Sainte communion à un malade ». En cours de route, il rencontre le jeune François qui s’en va et qui, selon lui, va faire une folie, mais il ne juge point. Il prend le temps de s’arrêter et d’inter- peler François pour donner sa bénédiction au fuyard.

De nos jours, trouverait-on encore un abbé « latinisant » et un enfant de chœur pour entreprendre pareille expédition ?

Une phrase de l’abbé est prophétique ; il croit « qu’un temps viendra où les hommes emprunteront des véhicules à vapeur pour se rendre chez leur notaire ou leur barbier et il ne présage rien de bon de cette civilisation contre nature ». Si nous remplaçons le mot « vapeur » par le mot « essence », nous obtenons l’environnement aberrant qui est le nôtre en ce dernier quart du XXe siècle.

Pierre LAFAGNE

(1) Nelly KRISTINK : « La Rose et le Rosier » (Ed. « La Renaissance du Livre »)

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La Porallée II

Quant à la Porallée, c’est une autre affaire. Il s’agissait d’une région aussi mystérieuse qu’elle pouvait l’être au temps de cette Ardenne dure, intraitable et pauvre en terre arable. Une œuvre étonnante nous éclaire à merveille sur pareil sujet volcanique, c’est l’ouvrage d’un médecin vigoureux (1) qui nous explique que « La Porallée demeura une zone franche et indivise entre deux pouvoirs dont chacun réclamait théoriquement sa part de suzeraineté ». De là, la formation de « zones franches » telles que la Commune de Saint-Remacle et la « Porallée » qui, au XVIlle siècle, était devenue brousse.

Il y eut même des guerres de la Porallée. Nos ancêtres n’étaient pas tendres, ils étaient comme leur terre, rudes et sans concessions. L’auteur raconte que, durant quatre siècles, La Reid et Becco, hameaux du ban de Theux, ont disputé la possession de la Porallée à Aywaille et à Remouchamps. Pillages, incendies, destructions de maisons, razzia de troupeaux, effusion de sang, meurtres, furent les conséquences de cette « longue guerre où les mœurs farouches de nos ancêtres wallons apparaissent dans toute leur rudesse et leur héroïsme ».

Cette situation instable peut s’expliquer par le fait que les évêques de Liège voyaient constamment leurs pouvoirs accrus par une suite de donations depuis le règne des derniers Carolingiens. La principauté épiscopale de Liège était parvenue jusqu’à l’Amblève et « discutait » avec la principauté de Stavelot. Il s’ensuivait la création de « zones franches », moyennant des concessions réciproques. Le Dr. Thiry fait un croquis étonnant pour nos esprits du XXe siècle. Il est éloquent. « Droit d’usage aux sujets, protectorat à l’évêque, avoueries aux Sires de Harzé, titre seigneurial au prieur d’Aywaille, Cour de justice générale à Theux, Cours particulières de gérance à Aywaille, Remouchamps et Henoumont, dîmes au curé de Sougné, voilà toute la Porallée, avec une telle interpénétration de titres et de pouvoirs qu’il était impossible aux juristes les plus retors de se reconnaître dans un imbroglio consacré par des siècles de traditions et par l’oubli total des origines d’un tel état de choses ».

Après ce tableau, on se rend compte que, sur le plan féodal, les difficultés et les soucis engendrés par le moulin banal de Paul Bertholet n’étaient que de la « petite bière » comparés à cette inextricable conception judiciaire de notre bonne vieille Porallée. Pour un sac de farine, on se battait quelquefois, mais on n’allait jamais jusqu’au meurtre. La nuance est de taille…

Au départ, le nom de Porallée est un mot beau, bien équilibré. On voit très bien un poète consacrer des alexandrins à ce nom-là. Mais au XlVe siècle, la Porallée était un territoire abandonné aux usagers, en dehors des réserves d’exploitation et de chasse des suzerains et du fisc. Rien que le droit de prendre du bois mort dans la forêt de cette région faisait l’objet d’un nombre incroyable de « records ». A titre d’exemple, citons le record du 3 août 1382, rendu par la haute Cour de Theux, qui déterminait les droits des ressortissants de Verviers en matière de « mort-bois ». (Jules Pauteman dixit).

Les divers bans du marquisat de Franchimont étaient rarement d’accord sur les privilèges accordés. De leur côté, les rois Francs étaient fort jaloux de leurs droits de chasse, d’où l’institution de « hauts-forestiers » et de « forestiers » des divers bans. Il y avait même un « forestier de la Porallée ». On imagine sans peine les vols, les tricheries, le braconnage, les luttes incessantes que devait engendrer pareille situation chez tous ces manants que la faim talonnait. Les Franchimontois revendiquaient la suzeraineté de la Porallée en invoquant les chartes de saint Lambert. Des conflits sans nombre surgissaient avec des saisies, des amendes, des arrestations, des prises d’otages, des procès, des appels à n’en pas finir et que la chronique a repris sous l’expression de « Guerres de la Porallée ».

Le Dr. Thiry nous raconte que les Franchimontois n’y allaient pas de main morte. Avec ceux de La Reid et ceux de Becco, ils ne cessaient de s’en prendre à ceux d’Aywaille et de Remouchamps, « Porallistes » par excellence. les menaçaient même de tuer les gens d’Aywaille qui passaient par le marquisat.

Une simple chanson coûta même la vie à un Franchimontois qui, défié, osa chanter, devant un messager de Remouchamps, la « Chanson des Pourceaux » :

N’allez plus à Remouchamps

Pour avoir des jambons.

Les pourceaux y sont prîns

Ils sont à Franchimont.

Pierre LAFAGNE

(1) Dr L. THIRY : « La Porallée miraculeuse Dieu et Saint- Pierre d’Aywaille (Aywaille, 1954).

La Porallée III

Une suite interminable de procès, d’interventions, de saisies, d’appels par devant le Conseil Provincial de Luxembourg, de décisions des princes-évêques, du lieutenant-gouverneur de Franchimont, de jugements des trois Cours, de règlements de comptes, de vois, de violences, de pillages, d’interventions militaires, sans compter les prétentions des Jésuites, avait créé dans cette région une situation anarchique. Un seigneur d’Aywaille jouissait du titre et de l’effet de seigneur tresfoncier, tandis que ie marquis de Franchimont était reconnu comme le gardien et le défenseur « de la Porallée miraculeuse Dieu et Saint Pierre d’Aywaille ».

Le vrai fond de l’affaire était sans doute le désir de pouvoir utiliser de grands espaces libres pour y faire paître et engraisser gratuitement du bétail et des moutons notamment. Cette contrée était mal limitée et, de ce fait, donnait naissance à une sorte de guerre froide entre poralistes liégeois, poralistes limbourgeois et poralistes luxembourgeois. Tout le monde s’en est mêlé sans jamais réussir à imposer une solution définitive. L’énumération des « intervenants » est de taille et assez pittoresque pour être retenue. Charles le Téméraire, notre incendiaire, (1476), le prince de Liège (1481), le prince Louis de Bourbon (1481), les trois Cours (1482), les échevins de Liège (1504, 1510, 1514), la Cour de Theux (1504), l’empereur Maximilien (1508), Erard de la Marck (1509, 1512), le prieur d’Aywaille (1511, 1512), les trois Cours de la Porallée (1514), le prince-évêque Corneille de Berghes (1541), Marguerite de Parme, Gouverneur des Pays-Bas (1560), le Conseil du prince de Liège (1593), le prince-évêque Ernest de Bavière (1591, 1593), l’empereur Rodolphe (1596), le Conseil de Luxembourg (1605), l’archiduc Albert (1608), le Procureur général du Conseil de Luxembourg (1617), l’officier de Franchimont (1627), le mayeur d’Aywaille (1631), les Etats du Pays de Liège (1718), la Cour de Remouchamps (1721), le Conseil privé de Liège (1742), la Cour d’Aywaille (1776), l’administration municipale de Spa (1798), l’administration centrale du Département de l’Ourthe (1798), Périgny, sous-préfet de Malmédy (1806), l’empereur Napoléon (1808), le Conseil communal de Sprimont (1812), le roi Guillaume des Pays-Bas (1828), Léopold 1er, roi des Belges (1830), les habitants de la section d’Aywaille Dieupart, le ministre de l’Intérieur (1930).

En 1954 et pour terminer l’épopée en vrai poralliste, le Dr Thiry a tiré une sorte de feu d’artifice pour éclairer la finale de ce championnat féodal. Levant une dernière fois l’étendard « des habitants » de cette antique Porallée, il proteste avec véhémence, textes à l’appui, contre l’annexion à la commune d’Aywaille des hameaux d’Awan, Septroux, Chambralle, Kin, Stoqueux et Niaster et, en général, des revenus de Dieupart. S’adressant aux autorités qui unifièrent la région d’Aywaille, faisant résonner son cor de chasse, voici en quels termes se termine son livre de 1954 :
« Bon appétit, Messeigneurs ! Annexez, fusionnez, avalez et surtout passez l’éponge sur l’ardoise aux consommations ! Mais ne vous étonnez pas qu’on tire quelque jour les conclusions de vos principes de foire d’empoigne !
Vivent les Soviets ! Messieurs”.

Aujourd’hui, Dieupart n’est plus qu’un hameau d’Aywaille et si le Dr Thiry regrette qu’en 1929, le Conseil d’Etat n’existait pas pour recevoir un recours éventuel et s’il n’a pas pu porter « comme les usagers de la commune St-Remacle, la question devant les tribunaux », il tire la conclusion irréversible è finita la commedia…

La Porallée fut beaucoup plus qu’un titre de poème à l’eau de rose !

Pierre LAFAGNE

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